A l’occasion d’Emerging Valley, rendez-vous de l’innovation euro-africaine, vous avez participé à un panel sur le rôle de l'intelligence artificielle (IA) dans la transformation économique de l'Afrique. D’où vient l’intérêt d’Expertise France pour ces questions ?
Séverine Peters-Desteract : Cela fait quelques années qu’Expertise France s’est emparé des sujets d’innovation. Etonnamment, on nous demande pourquoi nous nous intéressons à ces problématiques. Certains pensent qu’il y a d’autres priorités en Afrique. Je crois que nous arrivons au bout d’un type de modèle de coopération. L’innovation offre l’opportunité d’avoir une approche différente. Quand on parle de l’intelligence artificielle, il n’y a pas de décalage de compétences entre une startup sénégalaise et une française. Il peut y avoir une technologie, développée d’un côté ou de l’autre, une connaissance du territoire. Ces questions sont très propices pour insuffler une nouvelle approche partenariale. Le gouvernement sénégalais nous a demandé de l’accompagner, à travers le projet européen « AU-EU Digital4Development Hub » dans l’élaboration de sa stratégie sur l’intelligence artificielle.
Justement comment s’est déroulée cette coopération ?
Séverine Peters-Desteract : Pour cela, nous avons cherché, avec nos partenaires européens, à mobiliser l’expertise nationale spécialisée dans ces questions. Notre mission a consisté à faire de la coordination des différents acteurs clés de l’écosystème sénégalais : les acteurs académiques, les représentants institutionnels, et le secteur privé. Quand on travaille dans un pays, il faut toujours s’assurer d’être en phase avec les besoins et les attentes de celui-ci, en termes d’accompagnement. C’est pourquoi la collaboration avec ces acteurs, y compris de jeunes chercheurs comme Derguene Mbaye, a été précieuse pour s’assurer que l’écosystème puisse s’approprier cette stratégie, en sachant que l’avenir viendra de cette jeunesse, de ce continent qui offre tant de possibilités. En parallèle, nous avions également rédigé notre propre note de positionnement, afin de nous interroger nous-même sur notre pratique, notre positionnement, et notre apport au secteur. C’est une note que nous avons écrite en collaboration avec un comité de chercheurs et d’acteurs spécialistes africains. Ce dernier nous a permis de nous réorienter, en prenant compte des réalités locales, afin de s’assurer que notre vision du secteur soit alignée avec celle de nos partenaires, ce qui est essentiel pour le succès de nos projets
Derguene Mbaye : Quand le ministère sénégalais du numérique a lancé le travail pour l’élaboration de sa stratégie sur l’IA, il s’est entouré d’acteurs dont Expertise France. Étant déjà actif dans l'écosystème, j’ai été intégré. Il s’est déroulé un véritable processus d’intelligence collective où l’on a réuni l’ensemble de l’écosystème. Car l’IA, on le répète, ne doit pas être seulement qu’une question d’experts, mais aussi de décideurs politiques, d’entrepreneurs, etc. Afin de prendre tous les avis et de les intégrer dans la stratégie.
"A l’époque, nous parlions déjà de language model, la technologie au cœur de ChatGPT"
Derguene Mbaye, vous faites figure de pionnier dans la vulgarisation et la promotion de l’IA au Sénégal. En quoi consiste votre activité ?
Derguene Mbaye : Je suis ingénieur de recherche en intelligence artificielle, spécialisé dans le traitement automatique des langues, plus particulièrement des langues sénégalaises, comme le wolof. Je travaille au sein d’une entreprise qui s’appelle Baamtu, spécialisée en IA, en développement de logiciels et en big data, au sein de laquelle je fais de la R&D (recherche et développement). En parallèle, j’effectue une thèse à l’école supérieure polytechnique de Dakar. Je suis également accompagné par Google dans le cadre d’un programme de mentoring. Enfin, j’ai co-fondé GalsenAI, la plus grande communauté d’intelligence artificielle au Sénégal, avec deux mille membres actifs. On réalise de nombreuses activités de promotion et de vulgarisation, en partenariat avec Google. Et nous travaillons aussi sur des projets Open source. Depuis 2018, nous menons un travail de vulgarisation. A l’époque, nous parlions déjà de language model, la technologie au cœur de ChatGPT. On a réalisé plusieurs activités avec des entreprises comme Nespresso qui a exploré leur premier cas d’usage de l’IA dans une approche de challenge : l’objectif était d'observer et prédire les comportements des concurrents. On a organisé un concours, avec un opérateur de télécom, où l’on invitait la communauté à concevoir des outils. Les gagnants se sont vu proposer de rejoindre l’entreprise. Voici quelques exemples concrets.
Selon vous, la linguistique constitue un enjeu essentiel de l’IA. Pourquoi ?
Derguene Mbaye : Le potentiel énorme de l’IA a fait l’objet de nombreux articles et commentaires. Aujourd’hui, la percée de l’IA en Afrique passera par les langues. De nos jours, on compte plus de sept mille langues dans le monde, dont le tiers sur le continent. Dans une zone limitée, on peut retrouver une concentration très forte de langues dont la plupart sont uniquement parlées. La percée fulgurante de WhatsApp en Afrique peut s’expliquer par son utilisation vocale. Il n’y a pas de barrière linguistique. Si on arrive aujourd’hui à faire en sorte que les populations, illettrées, utilisent ces applications dans leur propre langue, cela peut combler le fossé et avoir un impact important en termes d’inclusion numérique mais aussi financière. Par ailleurs, la plupart des pays africains ont un retard dans la consommation digitale. Ce retard nous pénalise pour récolter des données qui permettent d’avoir des applications à notre image. A mon avis, l’IA peut créer un cercle vertueux pour combler ce fossé. Par exemple, au Sénégal, il y a un projet en cours avec l’Union européenne pour digitaliser l’administration publique. Cela commence par la numérisation des documents existants. Imaginez des milliers de papiers à numériser, le faire manuellement serait chronophage. L’IA, et l’utilisation de la reconnaissance optique notamment, peut permettre de le faire de manière plus simple et rapide.
"Les femmes, par exemple, sont très sous-représentées dans les data"
Séverine Peters-Desteract : Chez Expertise France, nous parlons d'innovation “sobre”. Cela regroupe un champ plus large que la technologie, comme l’innovation sociale. Nous sommes une agence de développement. Nous devons répondre à des objectifs de réduction de la pauvreté. Concernant l’IA, Derguene Mbaye a raison. De plus en plus, ce qu’on entend, ce qui va être davantage demandé, c'est une plus grande quantité de données relatives aux minorités. Les femmes, par exemple, sont très sous-représentées dans les data. De même, certaines cultures, certaines langues. D’où l’intérêt du travail de Derguene sur la linguistique. En travaillant sur l'accessibilité via la langue, nous disposerons de vrais données culturelles pour alimenter des outils comme ChatGPT qui ne répondra plus comme un homme blanc de plus de cinquante ans.
Cette collaboration, menée au Sénégal, doit-elle être dupliquée ailleurs ?
Séverine Peters-Desteract : Expertise France reste sollicitée. On espère bien que l’exemple sénégalais puisse servir de modèle car il nous importe d’avoir une stratégie sur l’IA qui vient du terrain. Notre objectif plus général sur l’IA serait de pouvoir aussi animer tout un réseau de chercheurs et de responsables autour de cette question, au niveau mondial. Nous réfléchissons également à appliquer le modèle collaboratif que nous avons mis en place à la fois pour la stratégie nationale sénégalaise et pour notre propre note de positionnement à d’autres sujets, d’autres structures. Nous travaillons également sur les questions de formations, des cursus, pour créer des partenariats dans ce domaine. Avec l'IA, la possibilité existe de créer des liens avec des entreprises qui font elles-même de la recherche, pour relever les défis.
Derguene Mbaye : La jeunesse du continent africain est considérée comme un atout. Mais, à titre personnel, je suis en contact avec des startups qui peinent à recruter des profils adaptés à leur besoin. C’est un enjeu majeur : renforcer les compétences des jeunes, en matière de numérique et d’IA. Des orientations fortes ont été incluses à la stratégie sénégalaise sur ce volet. Et nous sommes actuellement en train de réfléchir à des programmes concrets pour répondre à cette demande, avec Expertise France.
"Aujourd’hui, est-il possible de faire sans les Gafam ?"
Quels sont les autres défis liés au développement de l’IA en Afrique ?
Derguene Mbaye : Outre le capital humain et l'accès au financement, les startups ont surtout besoin d’accompagnement technique et d’accès aux ressources, aux capacités de stockage. Nous-même sommes confrontés à ces difficultés. Importer le matériel coûte cher, le concevoir demande du temps et des moyens. Une des solutions serait que les Etats africains contribuent à la conception de supercalculateurs, comme l’a fait le Sénégal. Pour aller plus vite, il existe des partenariats avec Google ou Amazon pour fournir des outils aux startups. Mais, il serait pertinent que ces initiatives viennent des Etats pour les encadrer.
Vu d’Afrique, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ne représentent pas une menace ?
Derguene Mbaye : Aujourd’hui, est-il possible de faire sans les Gafam ? Il suffit de regarder le projet de cloud indépendant, Gaia-X, de l’Union européenne. Il a fini par intégrer Microsoft. Je pense qu’il y a des inconvénients comme des avantages. Le partenariat est intéressant tant que l’on est conscient des enjeux en matière de souveraineté.
Un dernier mot sur le débat actuel : des pionniers de l’IA invite à ralentir le rythme et à se poser des questions sur le plan éthique. Qu’en pensez-vous ?
Derguene Mbaye : Ceux qui veulent ralentir sont ceux qui sont déjà en avance. Laissons l’Afrique rattraper son retard et nous pourrons nous poser ces questions, comme tout le monde.
Derguene Mbaye : Ingénieur de Recherche en NLP à Baamtu Technologies - General Manager de GalsenAI
Doctorant et Google PhD Fellow en Traitement Automatique du Langage (TAL), Derguene Mbaye supervise la R&D des travaux sur les langues sénégalaises au sein de l'entreprise Baamtu Technologies. Derguene est également co-fondateur et coordonnateur de GalsenAI, la plus grande communauté d'intelligence artificielle au Sénégal.
Séverine Peters-Desteract : Diplômée d’une maitrise en économie internationale et d’une spécialisation en économie du développement, Séverine Peters-Desteract est directrice du Département Economie durable et inclusive au sein d’Expertise France, qui œuvre notamment à faciliter le climat des affaires et à renforcer les écosystèmes de l’innovation en Afrique subsaharienne et au Maghreb.