On a beaucoup parlé de résilience l'année dernière… de l'Afrique, des économies, des entreprises. Qu'en est-il en réalité ?
Les États n’ont en réalité adopté que des “mesurettes”. Il y a eu beaucoup d’annonces, mais suivies de peu d’effets, ce que certains pays ont reconnu en fin d’année : les milliards annoncés pour soutenir le secteur privé n’ont finalement pas été décaissés. In fine, on reste dans la problématique habituelle de nos pays, où entre les effets d’annonce et la mise en œuvre, il y a un fossé.
Dans ce contexte, le secteur privé ne peut démarrer et donc être résilient. C’est ce qui me rend un peu sceptique sur cette notion de résilience. Parce qu’il n’y a pas eu de transformation structurelle. Quand on traverse ces périodes de crise, où l’on observe que les économies mondiales se sont un peu fermées à cause de la crise sanitaire, c’est le moment justement de regarder, dans les pays africains, les réformes structurelles à engager pour être moins dépendant de ces économies internationales. Il n’y a pas eu, et c’est regrettable, de stratégie pour bénéficier de cette crise et diversifier l’économie. Les réformes en cours demandent du temps, certes, mais plus que jamais, c’était le moment d’investir dans certaines filières locales où l’on va créer un effet d’entrainement en termes de capacité, de formation. Si, en plus, on accompagne ce processus de mesures sociales et d’accompagnement des entrepreneurs, on commence alors à créer des dynamiques locales. On me dira que les pays n’ont pas les moyens d’accompagner ces transformations, mais du coup, ils ne doivent pas faire ces annonces.
En somme, soyons vigilants, quand on parle de résilience pour ne pas oublier que 80-90 % de l’économie réelle, ce sont des petits acteurs qui, au quotidien, souffrent beaucoup.
Il a été également beaucoup question d’innovation : on a vu des startups se mobiliser, apporter des solutions très concrètes aux défis posés par la crise sanitaire. La question est de savoir si cette économie réelle sera en mesure d’intégrer ces nouveaux acteurs et de les accompagner vers une plus grande résilience justement ?
En effet, plusieurs secteurs vont connaître des mutations plus rapides en raison de cette crise. La restauration par exemple, un des plus touchés, doit développer un modèle alternatif de livraison donc de proximité-clientèle, utiliser la plateforme numérique pour aller vers le client… Cela dit, les transformations structurelles sont généralement lentes, quand on les appliquer dans les secteurs les plus touchés, notamment l’agro-business, les services, la grande distribution…
Cela pourrait être une opportunité si les pouvoirs publics apportent un soutien à ces startups, à travers des mécanismes de financement. Autrement, on va se limiter à une ou deux expériences mais sans transformer tout un continent. En outre, cela suppose qu’on développe beaucoup plus les chaînes logistiques. Parce que le transport de marchandises, ce sont des flux physiques. Il faut investir dans la filière logistique. Si on regarde les Gafa, qui se portent bien durant dans cette crise, Amazone, par exemple, est au cœur de cette nouvelle économie. Si on n’arrive pas à soutenir l’industrie logistique de transport qui facilite l’utilisation des plateformes numériques, on aura un maillon manquant de la chaîne.
En attendant, projetons-nous dans le futur. Sachant que 80% des métiers actuels vont disparaître dans les vingt années qui viennent, notamment avec l’arrivée de l’IA, nos pays se préparent-ils à cette nouvelle donne, en termes de formation notamment ? Les filières existent-t-elles, en dehors des quelques écoles de Coding, mises en place ici et là ?
En Afrique, on a besoin de millions de codeurs, des jeunes informaticiens qui vont traiter les données, faire de l’IA qui se nourrit de Data. On doit avoir ces centres de données. La Data est la richesse de l’avenir. On doit prendre ces jeunes et les former pour absorber ces nouveaux métiers. Si demain au Rwanda, on forme 100 000 jeunes aux métiers de l’IA, ils vont trouver des emplois tout de suite. Parce que les grandes entreprises internationales ont besoin de ressources humaines. Il faut anticiper cette dynamique et revisiter le système éducatif à la lumière de ces nouvelles réalités. On commence à voir au sein de nos pays des universités, à Dakar, Lomé, et ailleurs, des Fablabs qui commencent à s’installer. Ceux-ci ont d’ailleurs répondu à des besoins pendant la Covid, en fabriquant des respirateurs. C’est encore artisanal, mais maintenant que cela a le mérite d’exister, on peut l’accélérer et tirer profit de ce qui se fait pour créer un élan.
Reste que pour développer une économie numérique, il faut construire tout un écosystème. Créer une école de codage ne répond pas à la problématique, même s’il y a quelques exemples encourageants, le Rwanda, le Kenya, le Nigeria, le Sénégal, le Maroc et peut être un peu la Tunisie qui avait bien commencé, mais la crise a compliqué les choses. Au Rwanda par exemple, cela fait plus de quinze ans que l’on y travaille, et ce n’est pas la Silicon Valley. Cela demande des investissements importants. Et il faut la participation de l’industrie. Si l’on n’a pas Facebook, Google, Amazone, Twitter, etc. on pourra difficilement développer un écosystème avec les centres de formation et les écoles qui vont avec. Peut-être qu’au Cap, on peut créer cette Silicon Valley, faire cela avec l’Université du Cap : et on le voit, des jeunes sont déjà approchés par Facebook et Google.
Cependant, si l’on ne voit pas des industries pouvant utiliser le numérique et porter la révolution digitale s’établir dans nos pays, cela ne marchera pas. Car ces centres de formation, ces filières doivent se faire en collaboration avec ces industries. Deuxièmement, on doit investir énormément dans les infrastructures pour faciliter le traitement des données pour l’industrie. Les pays essaient de le faire, mais pour cela la population doit avoir accès à l’internet. Quand veut avoir de la Data, on va voir que les infrastructures ne suivent pas. Troisièmement, l’écosystème, dans lequel vont évoluer ces startups, ne peut se développer sans les venture-capitalists qui mettent l’argent pour soutenir le développement industriel des startups. Et ce, à coup de milliards de dollars. On ne peut pas jouer avec 10 millions seulement.
Sans jouer les avocats du diable, ces milliards que vous évoquez, les États ne les ont pas, encore moins aujourd’hui. Où les trouver et comment mobiliser ces fonds ?
C’est une question de priorité. Si l’État dit que la priorité est agriculture, il investit massivement dans l’agriculture, idem si c’est le tourisme, ou les activités portuaires, ou la production de Data. C’est une question de priorité de développement stratégique et sectorielle. Le problème, comme tout est prioritaire et important, on saupoudre dans tous les secteurs. Ce qui n’a pas d’impact. Donc la première étape est de s’assurer que le secteur où l’on veut investir est bien une priorité stratégique et sectorielle. La deuxième étape est d’allouer suffisamment de ressources domestiques, mais aussi d’aller chercher des ressources extérieures. Autrement dit, si l’on considère que le digital est une priorité et nécessite un milliard ou deux d’investissement, pas moins - sous peine de ne pas jouer dans le Game - alors c’est à l’État de mettre en place un véhicule, et de dire : « nous, État, on prend une part du risque parce qu’on on y croit, et on met 50% dans ce véhicule ». Puis on va chercher des investisseurs institutionnels, privés, qui alimentent ce fonds, dont on confie la gestion à un professionnel du domaine, dont c’est le métier et qui va le gérer comme un vrai projet. On commence alors à construire cet écosystème avec les moyens adaptés. Avec bien sûr les centres de formation qui vont avec.
En attendant, un autre écosystème panafricain se met en place, la Zone continentale de libre-échange (ZLECAf). Quelles opportunités pour les entreprises du numériques ? Et ces entreprises sont-elles prêtes à en bénéficier ?
Je pense qu’elles le sont. Les entreprises sont toujours prêtes en réalité. Une entreprise, qui a de l’activité, est toujours prête à saisir les opportunités nouvelles. En revanche, quelles sont les mesures d’incitation en place ? C’est cela la question. On crée l’espace pour faciliter le développement du commerce intra-africain, c’est une bonne chose, mais il faut s’assurer que cela fonctionne. Traversez la route du Nigéria au Ghana et vous verrez le nombre de contrôles et de tracasseries qui existent. Il faut dans les faits que cela fonctionne. Et ensuite, que l’on arrive à stimuler des partenariats industriels, économiques pour que les entreprises passent à l’échelle. Les Dangote existent, mais pas suffisamment. Si on veut que les entreprises puissent profiter de la ZLECAf, elles doivent passer à l’échelle et, pour cela, doivent pouvoir accéder à de nouveaux marchés, et donc à des financements.
Comme la structure de notre économie est constituée à 90% de PME, dont une majorité de TPE, elles ne seront pas en mesure d’aller à la conquête de ces marchés. Si on permet à ces entreprises de se regrouper, à travers des joint-ventures ou des consortia, on va commencer à fabriquer des champions qui vont pouvoir être en compétition avec les grandes entreprises internationales. C’est le risque, ces entreprises internationales ont la taille, la capacité d’aller à la conquête de ces marchés. Du coup, les entreprises africaines risquent de perdre ces opportunités non pas parce qu’elles ne le veulent pas - en Afrique, on a des super-entrepreneurs ! - mais parce qu’elles ne disposent pas des instruments. Donc, si avec la ZLECAf on arrive à mettre en place ces instruments, inciter à des joint-ventures, elles pourront en bénéficier. Les États peuvent dire par exemple que pour stimuler la ZLECAf et favoriser le secteur privé chaque pays va allouer 20% de son marché public à des entreprises qui ont une dimension régionale, ou se mettent ensemble pour aller sur le marché régional. Là, on va commencer à avoir une transformation structurelle du secteur privé.
Pour les entreprises du numérique, en revanche, pour l’heure, elles n’ont pas grand-chose à attendre de la ZLECAf. Si un startupper sénégalais veut aller à Nairobi, il y va. Si la ZLECAf dit : « parce que c’est un entrepreneur du numérique, s’il veut s’installer à Nairobi, il n’a pas besoin de carte de résident » et ainsi, la ZLECAf lui procure une facilité. Mais la ZLECAf ne va pas lui donner les fonds nécessaires. En revanche, si la ZLECAf dit : « on va identifier 400 hubs pour le continent, avec une remise de 50% par exemple sur les taxes pour un jeune entrepreneur africain qui s’installe dans ce hub », là, la ZLECAf apporterait une réponse.