C'est à travers le réseau Internet Sans Frontières (ISF) que vous avez été remarquée. Parlez-nous de cette expérience et de son impact ?
C’est une organisation de droit français créée en 2007, avec au départ un seul but : défendre la liberté d’expression en ligne. Il s’agissait de faire en sorte que ce réseau puisse défendre les journalistes, les blogueurs, ainsi que les activistes des droits de l’homme. Quand j’ai rejoint l’organisation, je leur ai fait remarquer qu’il était dommage qu’ils ne s’intéressent pas à l’Afrique, alors que c’est là que l’on verrait émerger beaucoup d’innovations, y compris celles que nous utiliserons. Donc j’ai créé cette direction avec pour but de défendre l’Afrique en général mais en insistant particulièrement sur l’Afrique francophone. De mon point de vue, c’est la zone où il y a le plus de besoins concernant la liberté d’expression.
Aujourd'hui, vous avez rejoint le conseil de surveillance de Facebook. Pourquoi et quelle est votre mission ?
Dès 2018, j’avais été consultée par Facebook sur cette idée de conseil mais aussi sur les standards de la communauté de Facebook et les règles appliqués à ses utilisateurs. Le challenge est de savoir comment censurer la haine sans censurer les discours qui sont légitimes. Avec ISF nous avons donc développé des outils pédagogiques pour accompagner les plateformes dans cette démarche. J’ai accepté de participer à ce conseil en pensant à ce que moi j’apporterai. C’est important pour les réseaux sociaux d’être présents en Afrique mais pour cela ils doivent mieux travailler sur ces questions de contenus sans attendre les massacres pour se rendre compte qu’il y a un problème. Ce qui est souvent le cas en Afrique. C’est cela que je veux apporter au conseil.
Comment jugez-vous le degré de responsabilité de Facebook en Afrique, une société privée avec le pouvoir d’un Etat ?
C’est une société privée, qui exploite des données personnelles et qui peut les exploiter. Même s’ils sont assez transparents, Facebook partage très peu ses données avec les États. Toutefois, cette entreprise dispose d’informations sur les individus, des informations essentielles à d’autres libertés. Le fait que sa richesse soit fondée sur des informations par ailleurs protégées par des principes fondamentaux et démocratiques, donne à Facebook une responsabilité.
Spécialement en Afrique, il y a très peu de contre-pouvoirs. Les institutions sont moins fortes. Ces plateformes seront les seules où certains auront le droit de parler parfois. Au Cameroun, où des journalistes sont tués, y compris récemment, la presse en ligne a contribué à ouvrir la parole. Sans elles, on ne saurait pas ce qui se passe dans la région anglophone. Des zones interdites à la presse. Dans un monde où les libertés sont en recul, on ne peut s’intéresser qu’aux profits, venir en Afrique uniquement pour faire de l’argent sans s’inquiéter de ce que vos produits ont pour conséquences sur les populations, sur les sociétés. Ça ne se fait plus en 2020, 2021, c’était le cas sous Léopold II, plus aujourd’hui.
C'est ainsi que Facebook souhaite se démarquer des Gafa, de plus en plus taxés de néocolonialisme en Afrique ?
Je ne pense pas qu’ils veulent être perçus comme des colons mais le système dans lequel ils évoluent et l’opacité font que le danger n’est pas très loin. Ils viennent dans des pays où il n’y a pas ou très peu de protection sur ces données. Bien entendu, ce ne sont pas des bons samaritains, ils viennent pour exploiter ces données, ils prennent des informations essentielles pour les individus, y compris pour les États, sans forcément contribuer par ailleurs de manière proportionnelle localement à ce que leur plateforme puisse avoir un impact positif en matière de respect des libertés individuelles. C’est une vision extractive et pas assez contributive. Le manque de respect de la vie privée peut apparaître comme une exploitation néocoloniale des données, ce qui est en effet une évolution inquiétante.
Pourtant, je ne pense pas que les Gafa soient coloniales. Il y a beaucoup de bonnes personnes qui travaillent dans ces grandes entreprises technologiques. Afin d'aborder ces questions, nous devons avoir une conversation globale sur la vie privée qui implique la perspective de la société civile. En fait, à l'heure actuelle, il se passe beaucoup plus de choses au niveau des citoyens qu'au niveau du gouvernement. C'est un point que nous soulignons également dans le rapport 2018 d'Internet Sans Frontières. Il y a une différence dans la protection des données sur le continent africain par rapport au continent européen. Et ces conversations commencent.
Les données sont au cœur de l'économie numérique. Pouvons-nous et devons-nous repenser la protection des données dans le contexte africain ? Des concepts tels que la "souveraineté des données" sont-ils eurocentriques ?
Oui, à l'heure actuelle, un grand nombre d'approches de la protection des données sur le continent sont fortement influencées par les cadres européens et l'OCDE, voire les copient carrément. Souvent, ces cadres sont soit dépassés, soit inadaptés aux besoins régionaux spécifiques. En outre, je vois souvent des concepts tels que la "souveraineté", par exemple, utilisés comme un moyen de surveillance et non comme un moyen d'autonomisation des citoyens. Nous devons donc vraiment avoir une conversation sur la façon dont ces concepts sont utilisés et par qui.
La protection des données, l'enjeu des années à venir, devient donc une question relative aux droits de l'homme ?
C’est le danger de la question sur la souveraineté des données. Si on accepte que ce soit la solution pour protéger les citoyens, on laisse le respect de la vie privée, mais on accepte que des États ne soient pas prêts à protéger cette vie privée. C’est ce sur quoi milite ISF : la mise en place de gardes fou au niveau international, et des garde-fous puissants.
En Afrique, comme en Europe, des autorités existent mais elles ont du mal à faire le travail. On doit avoir des institutions avec un réel pouvoir de fonctionner et dont la nomination ne dépend pas du chef de l’État ou autres. De la même manière que l’on a mis en place des contre-pouvoirs comme les conseils de surveillance, pourquoi ne pas imaginer la même démarche pour mettre en place des super-régulateurs de la vie privée qui vont s’assurer que les États, mais aussi les entreprises, respectent bien les lois adoptées en consultation avec la société civile ? Parce que c’est comme cela que sont adoptées les lois, notamment celles sur le numérique. Des autorités de régulation seraient chargées de faire respecter ces principes aux États, aux opérateurs de télécoms et au Gafa. Ce sont ce genre de questions sur lesquelles j’aimerais qu’on réfléchisse sur le continent.
Par ailleurs, dès lors que les entreprises chinoises, russes, proposent les mêmes services commerciaux, se distinguer sur la question de la vie privée peut devenir pour les Gafa un avantage concurrentiel s’ils veulent vraiment avoir le marché africain. Je suis convaincu que si les Gafa ont envie de gagner le marché africain, elles doivent mettre en avant cet avantage concurrentiel : la protection des données. Pour moi, c’est cela qui leur fera gagner plus d’argent. On est dans une époque où le consommateur a besoin que l’entreprise dans laquelle il met son argent respecte sa vie privée.
D'après votre expérience, quelle est l'approche la plus prometteuse pour le changement ? Travailler avec les gouvernements, les entreprises ou les deux ?
Je pense qu'il est important de s'engager avec les entreprises. J'ai constaté que de nombreuses organisations ne sont même pas conscientes des préjugés et des failles de leurs systèmes. Souvent, lorsque vous les approchez avec des preuves et des données concrètes sur la façon dont elles pourraient s'améliorer, elles sont très ouvertes au changement et parfois mettent directement en œuvre vos recommandations.
Il est important de s'engager avec les gouvernements, mais ils peuvent aussi avoir des intérêts très différents, comme la surveillance, en tête. Il est important de noter que nous avons également besoin de pays, de champions africains, qui sont les pionniers de la politique numérique. Et pour cela, nous avons besoin de l'action d'organisations régionales telles que l'Union Africaine.
Dans l'ensemble, les gouvernements et les entreprises doivent faire partie de la solution.