Quel rôle joue le numérique dans la stratégie de l’OIF, un volet présenté comme prioritaire par l’actuelle Secrétaire Générale, Louise Mushikiwabo ?
L’enjeu de la connectivité est évidemment majeur, notamment en Afrique. Les statistiques de l’Union internationale des Télécommunications (UIT) rappellent ainsi que le taux de connectivité en Europe était de 82 % en 2019- plus que les États-Unis mais surtout nettement au-dessus de celui de l’Afrique, estimé à 28 %. Qui plus est, ce chiffre ne dit pas tout puisqu’il ne tient pas compte des disparités régionales, ni même des différences au sein d’un même pays, entre par exemple des centres urbains bien desservis et des zones rurales peu connectées. La dynamique actuelle va néanmoins dans le bon sens avec une série de projets destinés à renforcer la connectivité sur le continent africain (déploiement de câbles de fibre optique autour et à l’intérieur de l’Afrique, déploiement récent de structures stratosphériques…), ce qui devrait aboutir, dans un horizon de cinq à dix ans, à une hausse sensible du taux de connectivité.
Cette connectivité accrue signifie-t-elle que la transformation numérique est en passe d’être réussie en Afrique ?
Tout dépend de ce que l’on entend par « réussite » car une fois ce premier constat posé, se pose très vite une autre question, la connectivité pour quoi faire ? L’Afrique peut-elle être en capacité de se développer comme acteur numérique et non plus simplement rester consommatrice de solutions qui auraient été inventées ailleurs ?
« Le vrai défi est là : une bonne connectivité ne saurait signifier ipso facto que les acteurs locaux de l’économie digitale tirent eux-mêmes profit de celle-ci »
Le vrai défi est là : une bonne connectivité ne saurait signifier ipso facto que les acteurs locaux de l’économie digitale tirent eux-mêmes profit de celle-ci comme le montrent une étude de la CNUCED réalisée en 2019, et qui relève que 90 % de la valeur ajoutée générée par les industries liées aux données numériques sont en fait captés par deux pays seulement, les Etats-Unis (63 %) et la Chine (27 %). Du reste, c’est l’erreur commise par une partie de la classe politique européenne, qui croit qu’un haut niveau matériel et cognitif se traduira mécaniquement par un avantage dans la compétition numérique qui se joue présentement. Il n’en est rien. Malgré son fort taux de connectivité (82%), l’Europe ne représente pour sa part que 3,4 % de cette valeur générée (l’Afrique est à 2,3 %) et ce en dépit du fait que les pouvoirs publics européens ont initialement été partie prenante des autoroutes de l’information qui se bâtissaient alors. Cela n’a pas suffi et on se retrouve aujourd’hui dans une situation où le Vieux continent est, lui aussi, bien plus consommateur de produits/services numériques que producteur, au-delà de quelques niches de marché (le service de cartographie Google Maps a par exemple été conçu en Suisse).
Que faire dès lors pour éviter ce type de situation ?
Le défi du continent africain est d’exploiter sa connectivité grandissante pour ambitionner à terme de créer ses propres produits et services numériques, conçus sur le continent, à l’image de ce qu’ont réalisé les Chinois, qui ont su bâtir leurs propres GAFAM, tels qu’Alibaba et d’autres compagnies. Pour parvenir à ce stade, deux éléments sont primordiaux, la formation et la réglementation.
« Appuyer plus la formation, car c’est de cette manière que l’on passe du stade de simple consommateur de prestations, à celui de créateur à part entière de contenu »
Le volet formation, c'est la mise en capacité de personnes sur des compétences spécifiques, car c’est de cette manière que l’on passe du stade de simple consommateur de prestations, à celui de créateur à part entière de contenu. De ce point de vue, l’Afrique regorge de créativité, notamment dans des domaines tels que les industries culturelles et créatives (ICC). Au niveau de l’OIF par exemple, l’initiative Solidarité Covid-19 Francophonie – une plateforme lancée au début de la pandémie de Covid et qui permet aux entrepreneurs de l’espace francophone d’échanger des solutions sur les difficultés nées de la crise sanitaire- a mis en relief la forte participation africaine sur tous ces sujets. Par ricochet, cela traduit l’existence d’un vivier de compétences locales en matière numérique, qui aurait en définitive besoin de peu pour franchir un palier. C’est ce terreau d’individus bien formés qu’il faut aujourd’hui élargir significativement.
« Si vous êtes présent sur un marché sans protection réglementaire particulière, vous courrez le risque de devenir une victime des grands acteurs du secteur, venus d’ailleurs, et qui sont eux, parfaitement armés pour tirer parti des opportunités économiques locales »
L’autre point clé lié à la souveraineté numérique est la régulation. Si vous êtes présent sur un marché sans protection réglementaire particulière, vous courrez le risque de devenir une victime des grands acteurs du secteur, venus d’ailleurs, et qui sont eux, parfaitement armés pour tirer parti des opportunités économiques locales. Consciente de ce défi, l’Union européenne a par exemple développé depuis peu un arsenal législatif (le règlement général de protection des données [RGPD] ou encore la législation sur les services numériques [Digital Services Acts] …) qui devrait lui permettre de mieux protéger ses intérêts ainsi que ceux de ses acteurs du numérique. De ce point de vue, l’Afrique gagnerait aussi à suivre cette voie, en profitant notamment de la dynamique actuelle de connectivité croissante pour, à la fois former au plus vite sa population aux outils du numérique- notamment sa jeunesse- et se doter d’un dispositif réglementaire adéquat, gage de sa souveraineté.
Que propose l’OIF en particulier sur ces deux thématiques clés ?
Sur ces deux points, la formation et la réglementation, l’OIF propose un accompagnement spécifique avec, pour le volet formation, le lancement du programme « Déclic », qui vise à renforcer la formation aux métiers du numérique mais aussi, à un niveau plus élémentaire, la maîtrise des outils digitaux. Quant au volet réglementaire, nous discutons présentement avec nos États membres, notamment africains, afin qu’ils soient eux-mêmes en capacité de défendre au mieux leurs intérêts, tant au niveau national qu’international. L’actuel cycle de négociations à Genève de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), relatif au futur cadre réglementaire du commerce électronique, ne comprend ainsi que 5 pays africains autour de la table. C’est cette donne qu’il faut aujourd’hui changer.
« On ne saurait parler de souveraineté numérique sans un effort massif en matière d’investissements, tant publics que privés »
Enfin, on ne saurait parler de souveraineté numérique sans un effort massif en matière d’investissements, tant publics que privés. Or, la crise sanitaire née du Covid-19 a eu le double effet, paradoxal, de renforcer à la fois la tendance à la digitalisation de l’économie africaine (comme ailleurs dans le monde), tout en laissant apparaître les difficultés propres à la mise en place d’une solidarité financière internationale. En effet, alors que les États occidentaux initiaient des plans de relance massifs- dont une part significative consacrée au numérique- les Etats africains, eux, ont eu le plus grand mal à obtenir, sous forme d’aide internationale, une fraction des montants engagés dans les pays développés. Idem pour les partenariats public-privé (PPP) initiés jusqu’ici, encore trop peu nombreux pour réellement faire la différence.
Les industries culturelles et créatives (ICC) africaines misent de plus en plus sur les outils digitaux pour se développer. En quoi ces derniers peuvent-ils faire la différence et comment la Francophonie numérique peut-elle accompagner ce mouvement ?
Le projet initial de la francophonie a en grande partie été marqué par l’enjeu culturel lié à la langue ; la culture est donc d’une certaine manière consubstantielle à l’OIF. La venue du numérique a néanmoins apporté plusieurs évolutions, qui vont globalement dans le sens d’une plus large et plus rapide diffusion des biens culturels issus des ICC, à l’image de la logique pionnière appliquée par les grands studios de cinéma américains, qui repose sur un travail collectif, simultané, transversal et privilégiant la rapidité d’exécution. A contrario, le précédent modèle d’affaires, issu de la Révolution industrielle, reposait lui, sur une approche linéaire et itérative des prototypes avant leur mise sur le marché ; une démarche par définition plus lente.
« La venue du numérique est une formidable opportunité pour les ICC africaines, dans la mesure où elle simplifie au maximum le processus de création des produits culturels et leur mise sur le marché subséquente »
De ce point de vue, la venue du numérique est une formidable opportunité pour les ICC africaines, dans la mesure où elle simplifie au maximum le processus de création des produits culturels et leur mise sur le marché subséquente : plus besoin dans l’absolu d’agents, de maison de production ou d’édition pour accéder au marché et vendre ses services ; l’intermédiation a d’une certaine manière été réduite, voire supprimée, grâce aux nouveaux canaux numériques de diffusion. Davantage, les modèles d’innovation portés par les ICC, et basés sur ces outils numériques, pourraient être étendues à d’autres secteurs d’activités économiques, ce qui contribuerait in fine à accélérer un peu plus le mouvement actuel de transformation numérique. C’est cet effort concerté que nous cherchons à impulser aujourd’hui au sein de la Direction de la francophonie économique et numérique.