Après de longues années de tractations, la réforme sur la taxation mondiale des multinationales, qui vise notamment les géants de l’économie digitale, est enfin lancée. Au niveau de la mise en place effective de ce dispositif, où en est-on aujourd’hui ?
Asma CHARKI : Je pense que l’accord qui vient d’être ficelé par la communauté internationale, le 8 octobre dernier, constitue le parachèvement de la réforme de la fiscalité internationale initiée depuis plusieurs années dans le cadre des travaux du Cadre inclusif OCDE/G20 sur l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (le groupe de travail où pays avancés et pays en développement discutent des questions fiscales, et qui comprend 140 pays membres, dont nombre issus d’Afrique, ndlr). Dans le cadre de cet accord, 136 pays membres du cadre inclusif ont adhéré à la déclaration reposant sur une solution à deux piliers pour relever les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie, à l’exception du Kenya, du Nigéria, du Pakistan et du Sri Lanka.
Le premier pilier (pilier 1) de la déclaration adoptée stipule ainsi que les multinationales réalisant un chiffre d’affaires consolidé dépassant les 20 milliards d’euros et dont la rentabilité (correspondant au ratio bénéfice avant impôt/chiffre d’affaires) est supérieure à 10 %, devront payer un impôt sur le bénéfice – en plus de la TVA – dans les juridictions nationales où elles vendent leurs produits ou leurs prestations, qui sont pour l’essentiel numériques. Par ailleurs, et afin d’être éligibles à ce droit de taxation, lesdites juridictions devraient recevoir au moins 1 million d’euros de recettes par multinationale concernée, ce qui exclut de facto les économies en développement de ce nouveau modèle d’allocation des recettes fiscales. Il est vrai que la déclaration du cadre inclusif du 8 octobre dernier prévoit une exception pour les petites juridictions, dont le PIB est inférieur à 40 milliards d’euros, en leur attribuant un droit d’imposition à partir d’un seuil déclenchant le nexus de 250 000 euros, mais force est de constater que même ce critère n’est pas suffisamment inclusif, notamment s’agissant des économies africaines.
« Le pilier 1 intègre, outre les sociétés digitales (les GAFA en particulier), toutes les entreprises multinationales dès lors qu’elles utilisent les canaux numériques de distribution et de commercialisation »
Cependant, l’analyse critique ne se limite pas à ces formules conçues sur mesure pour redistribuer les recettes fiscales et soulève à mon avis d’autres interrogations plus profondes : d’abord, en terme de périmètre, le pilier 1 a été conçu de manière assez élargie et intègre en plus des sociétés digitales (les GAFA en particulier) toutes les entreprises multinationales y compris les sociétés pharmaceutiques, les industries classiques, les services dès lors qu’elles utilisent les canaux numériques de distribution et de commercialisation. Ensuite, et en dépit de l’élargissement du périmètre, on estime le nombre d’entreprises multinationales qui seront finalement éligibles à ce premier pilier à 78 sur les 500 plus grandes entreprises avec des droits d’imposition sur une base annuelle de 125 milliards de dollars de bénéfices, qui seront réalloués aux juridictions nationales. Par conséquent, et si la quote-part qui est allouée aux économies africaines dans le cadre des nouvelles règles du pilier 1 semble à priori minime en raison de la conjonction des différents éléments que j’ai expliqués, il faudra attendre 7 ans avant une éventuelle extension du champ d'application de cette règle pour y inclure davantage d'entreprises multinationales.
Le deuxième pilier (pilier 2) convenu dans le cadre de l’accord inclusif précité est quant à lui consacré à la lutte contre la concurrence fiscale, qualifiée de « spirale vers le bas (race to the bottom)». Il prévoit notamment l’introduction d’un impôt mondial minimum sur les sociétés, dont le taux a été fixé à 15 % et qui sera applicable aux entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires d’au moins 750 millions d’euros, soit un périmètre d’entreprises éligibles nettement supérieur à celui du pilier 1, qui devrait procurer des recettes fiscales additionnelles estimées à 150 milliards de dollars à l’échelle mondiale. Là encore, si cette réforme vise à allouer aux pays où se situent les sièges des sociétés multinationales un droit d’imposition supplémentaire portant sur les revenus faiblement imposés dans des juridictions proposant des taux d’impositions très faibles, sa mise en œuvre en Afrique semble discutable puisque le taux d’imposition moyen en Afrique s’élève à 26,8% en 2021, selon les données de l’OCDE. Et quand bien même des filiales de sociétés multinationales y opèreraient, il n’y aurait pas de recettes fiscales qui seraient affectées aux pays des sociétés mères dans le cadre de ce pilier puisque le minimum de 15% est d’ores et déjà dépassé.
« Avons-nous appréhendé le nouveau paradigme de création de valeur dans l’ère du numérique ? Ou s’agit-il simplement d’un accord mondial de réallocation des recettes fiscales entre les principales économies du monde ? »
Pour finir, je pense qu’au-delà des chiffres et des mécanismes et difficultés de mise en œuvre, la question fondamentale qui persiste est de savoir si, à travers cette solution globale et historique, nous avons pu résoudre les impacts de la digitalisation et de la transformation numérique de nos économies sur les systèmes fiscaux de manière définitive. Avons-nous appréhendé, d’un point de vue fiscal, le nouveau paradigme de création de valeur dans l’ère du numérique ? Ou s’agit-il simplement d’un accord mondial de réallocation des recettes fiscales entre les principales économies du monde ? Et quid des pays africains, qui en attendant l’aboutissement de cette réforme fiscale ont déjà introduit plusieurs mesures unilatérales pour taxer sur une base nationale les opérateurs du numérique ? Sur le continent, le Nigeria a notamment introduit la notion de présence économique significative pour la qualification de l’intervention des opérateurs du numériques en établissement stable tandis que le Kenya a instauré à partir du 1er janvier de cette année, une taxe sur les services numériques de 1,5 %, calculée sur la valeur brute des transactions.
Quel pourrait être l’impact concret de cette taxe numérique ?
Odondi NICKSON : Comparée à d'autres régions du monde, où certaines juridictions appliquent des taxes similaires pouvant aller jusqu'à 10 ou 12 % de la valeur brute de la transaction, notre taux de 1,5 % est très modeste. Sur cette base, vous ne pouvez donc pas vous attendre à générer beaucoup de revenus, l'économie numérique étant du reste un segment relativement nouveau. Nous voulons également nous assurer que nous encourageons nos concitoyens à utiliser les services numériques, tout en faisant en sorte que ces services digitaux soient utilisés comme modèles pour de nouvelles innovations.
En ce qui concerne la taxe sur les services numériques, nous avons réussi à collecter un peu plus d'un demi-milliard de shillings kenyans (environ 5 millions de dollars) ; une somme collectée en très grande partie grâce aux entreprises nationales, la quarantaine d’opérateurs non-résidents enregistrés ayant contribué pour leur part- et ce jusqu’en juillet- à environ 10 % de ce montant. Je pense que c'est un très bon début, étant donné que la DST (Digital Service Tax) a commencé en janvier 2021.
« C'est un impôt que vous payez et dont vous ne voyez pas le bénéfice direct »
De manière générale, lorsqu’on évoque l’impact potentiel de telle ou telle taxe, il est bon de se rappeler ce que disait (déjà) l’économiste Adam Smith au 18e siècle : « C'est un impôt que vous payez et dont vous ne voyez pas le bénéfice direct ». Nous laissons cela à nos décideurs politiques, qui décideront de l’utilisation des fonds collectés et ce même si, concernant le numérique, on sait que le gouvernement kényan cherche à renforcer ce que l’on appelle la connectivité du dernier kilomètre, pour déployer la fibre optique dans les régions les plus reculées. Il est difficile néanmoins de déterminer de manière précise si les fonds nécessaires à ce projet proviendront directement de la taxe sur les services numériques. Les revenus issus de la DST vont simplement dans l'ensemble des paniers d'impôts du pays et ne sont donc pas affectés (pour l’heure) à un projet ou à un secteur spécifique. La situation financière née la pandémie de Covid-19 fait par ailleurs que la plupart des gouvernements sont sous pression parce qu'ils doivent financer le budget; il y aura donc probablement des arbitrages.
Justement, quelles difficultés potentielles pourraient faire obstacle à la mise en œuvre de la taxe numérique ?
Asma CHARKI : Aujourd’hui, je pense qu’en adhérant au cadre inclusif de l’OCDE/G20 sur l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, les pays membres s’engagent de facto à supprimer toutes les mesures unilatérales, telles que les taxes sur les services numériques (TSN) et d’autres mesures ou taxations similaires.
Le Kenya et le Nigeria n’ont pas encore adhéré à cette solution – selon le communiqué du 8 octobre dernier - en raison de l’introduction de mesures unilatérales mais je pense que les autres pays africains, qui ont adopté ou sont en cours d’adoption de mesures fiscales unilatérales, s’orienteront vers cette solution globale, qui présente tout de même l’avantage d’englober les mécanismes de non double imposition qui font défaut dans le cadre des mesures fiscales unilatérales et des procédures de règlement des différends obligatoires pour les pays signataires.
Cette politique de taxation sur l’économie numérique ne pourrait-elle pas avoir un effet pervers : ralentir l’attractivité du secteur en termes d’investissement et/ou peser sur le pouvoir d’achat des consommateurs ?
Odondi NICKSON : Je ne pense pas que l’on puisse pour l’heure parler d’effets contraires, car la taxe sur les services numériques (DST) a été mise en place récemment. Nous ne disposons pas de suffisamment de données. Fondamentalement, cette taxe est un impôt sur le revenu car il s'agit essentiellement d'une taxe sur les bénéfices, réalisés grâce aux efforts du gouvernement, qui a fourni aux entreprises concernées un environnement propice au développement de leur activité. Si cet environnement n'était pas propice et que le cadre fiscal était plus juste et inclusif, lesdites sociétés ne gagneraient pas autant dans leur juridiction. Il s'agit donc bien d'une taxe sur les bénéfices et nous comprenons bien sûr que, d'un point de vue économique, une taxe sur les bénéfices ne devrait pas conduire à une augmentation du prix d'un produit, car c’est le résultat final qui est taxé.
Il est néanmoins possible de penser que, à terme, nous verrons une augmentation des prix de certains services numériques, en particulier ceux provenant des sociétés non-domiciliées au Kenya et ce pour corriger certaines failles actuelles du système fiscal. Prenons par exemple le cas comparatif de deux sociétés diffusant des films en ligne, l'une étant kényane et l’autre étrangère. Au Kenya, toute entreprise est légalement soumise à la TVA dès lors que son chiffre d'affaires annuel atteint 5 millions de shillings kenyans (environ 50 000 dollars). Donc, si cette entreprise offre ce service de visionnage de films, elle devra ipso facto facturer la TVA aux consommateurs finaux au Kenya, ce qui ne sera pas le cas de la société étrangère qui aura ainsi un avantage par rapport à l’opérateur local, assujetti à la TVA. Sur ce point, la communauté internationale convient que même les sociétés non-résidentes fournissant de tels services devraient se faire imposer la TVA. Si cette mesure était appliquée, pour le bien général de l'économie, il est alors raisonnable de penser que cela augmenterait le coût des services concernés. De manière générale, il y a ici un vrai défi africain dans la mesure où nous n'avons pas de données solides pour nous aider à évaluer l'impact de telle ou telle type de mesure.
« Chaque pays souhaitant introduire une taxe sur les services numériques devrait mener une enquête appropriée en la matière »
Je pense pour ma part que chaque pays souhaitant introduire une taxe sur les services numériques devrait mener une enquête appropriée en la matière. On serait alors en mesure de savoir combien il faut prélever et quoi prélever, ce qui serait le premier élément de l’équation à résoudre. Le deuxième facteur, très important, est celui relatif à la participation de toutes les parties prenantes. Au Kenya, nous sommes heureux que notre Constitution stipule très clairement qu'avant d'introduire une loi, vous devez faire participer les parties prenantes, et c'est ce que nous avons fait avec la taxe sur les services numériques, dont le texte a été soumis à nos parties prenantes, telles que les associations d’entreprises qui ont permis d’amender le dispositif final.
Une fois tous d’accord sur la marche à suivre, nous avons ensuite mis en place ce que nous appelons un cadre simplifié, pour que les contribuables puissent se conformer facilement aux règles, ce qui m’amène au troisième élément important, qui consiste à s'assurer que le système mais aussi les lois en règle générale, sont aussi simplifiés que possible. Si vous commencez à compliquer les choses, le coût de la mise en conformité deviendra vite élevé.
Enfin, tout pays qui envisage d'introduire une taxe sur les services numériques doit être aussi prêt à faciliter la tâche des contribuables, au-delà de la simplification du système fiscal. C’est un état d’esprit à avoir. Certains contribuables pourraient par exemple ne pas être dans le même fuseau horaire que nous. On aura donc besoin d'agents dévoués capables de les assister au moment qui leur conviendra. Ce sont les quatre points principaux que tout pays ayant l'intention d'introduire une taxation de l'économie numérique devrait prendre en considération.
Pour conclure, quelles seraient vos recommandations pour faire en sorte que ce projet international de taxation soit un succès en Afrique ? L’idéal ne serait-il pas d’arriver à une harmonisation de la fiscalité au niveau continental ?
Asma CHARKI : Je serais pour ma part en faveur d’une harmonisation de la fiscalité au niveau continental ; une démarche d’autant plus nécessaire dans ce contexte si particulier de pandémie de Covid-19, caractérisé par une importante restructuration des économies africaines et de leur volet fiscal (suspension des impôts, minoration des pénalités de retard et autres mesures d’accompagnement …).
« L’ATAF (Africain Tax Administration Forum) a été très fortement impliqué dans la finalisation de cet accord en mettant en exergue les spécificités de pays africains »
D’ailleurs l’ATAF (Africain Tax Administration Forum) a été très fortement impliqué dans la finalisation de cet accord en mettant en exergue les spécificités de pays africains par rapport à cette solution en deux piliers à travers, notamment, la demande de rehaussement du niveau de profit résiduel qui sera distribué au niveau mondial dans le cadre du pilier 1 à 35% au lieu du 20% proposé par le G20, la proposition de l’allocation aux économies de marché d’un profit additionnel des sociétés multinationales basés sur le profit global des multinationales au lieu des profits résiduels et afin d’instaurer plus d’équité dans ce nouveau système de réallocation de profits.
Odondi NICKSON : Dans mon domaine, qui relève de la mise en place effective des politiques de fiscalité numérique, je conseillerais aux Etats africains désireux de suivre notre exemple, d’avoir des rubriques de foires aux questions (FAQ) les plus exhaustives possibles sur leur site web ainsi que des directives claires sur la façon de procéder à l'enregistrement ou sur la manière de payer un impôt particulier. Des traductions dans les principales langues seraient également un vrai plus afin que tout un chacun puisse comprendre et se conformer à la marche à suivre.